Tirée d’une récente “discussion de salon”, je voudrais une fois de plus signaler à quel point les outils de management peuvent être contreproductifs, voir pervers, si mal utilisés. Tout le monde a bien compris l’intérêt des objectifs. Je pense pourtant que bon nombre d’entre eux (disons 80% pour être gentiment provocateur) deviennent vite inopérants – on en parle à l’entretien d’évaluation puis on les range consciencieusement dans son tiroir pour un an – ou tellement précis et pointilleux qu’ils conduisent vers une interprétation néfaste.
Dialogue à l’apéro…
– Laurent : tu me dis que les objectifs dégradent le service donné au client, je ne comprends pas bien…
– Joseph (technicien de maintenance) : je vais te donner un exemple. Nous sommes mesurés au temps d’intervention chez le client. Si le temps d’intervention est court, on est bien noté.
– Laurent : bien normal, un client dont l’installation est vite réparée est satisfait.
– Joseph : c’est vrai, d’autant que les arrêts machines peuvent coûter très cher au client…
– Laurent : alors ?
– Joseph : alors… il arrive qu’un technicien, petit malin de la réussite des objectifs, vienne sur site. Le client lui fait remarquer un bruit suspect de la machine. Le technicien sait parfaitement qu’il faudrait changer une pièce importante. Mais pour que l’intervention soit la plus courte possible, il donne 2 coups de tournevis et rassure le client “tout est ok, salut”. La machine, bien entendu, tombe en panne 3 ou 4 jours plus tard. Quand j’arrive sur site, je n’ai plus qu’à constater les dégâts, me faire enguirlander par le client,
commander la pièce et revenir après quelques jours pour réparer. Bilan : le premier technicien a une bonne note sur ses objectifs et moi une mauvaise…
– Laurent : il s’agit d’un comportement malhonnête de la part de ton collègue…
– Joseph : autre exemple. Le compteur de tâches de la machine doit être renseigné sur le carnet machine et dans le système informatique à chaque intervention. Notre technicien champion des objectifs donne 2 informations différentes : sur le carnet machine, il donne le nombre réel des tâches effectuées entre opérations de maintenance, dans le système informatique, il signale un chiffre bien supérieur.
– Laurent : que se passe-t-il ensuite ?
– Joseph : le système déduit que la machine a tenu longtemps entre 2 maintenances, et bingo pour l’atteinte de ses objectifs.
– Laurent : n’y a-t-il pas de rapprochement entre le système informatique et le carnet machine qui reste sur le terrain ?
– Joseph : c’est très rare car nos volumes d’intervention sont très importants, et le management camoufle ces informations pour obtenir ses propres primes à court terme…
Quels enseignements tirer de cette anecdote ?
Après tout, les objectifs bien quantitatifs (donc incontestables diront certains) sont simplement détournés de leur vocation par quelques personnes sans scrupules. C’est la vie, la malhonnêteté intellectuelle fait partie du jeu, rien de nouveau sous le soleil…
Tout cela est vrai mais je tiens à souligner quelques éléments :
1 – Joseph, dévoué à la qualité et au service client, est mal noté dans ses objectifs internes. Cependant il est très bien vu par les clients. “Ah, je suis content que ce soit vous” lui disent-ils régulièrement. La divergence de vue entre un système d’évaluation “rationnel” et la perception “émotionnelle” du client n’est-elle pas troublante ?
2 – Joseph n’y crois plus, il a le sentiment de travailler pour un système davantage que pour un service. Moi, ça m’interpelle… Jo est compétent et dévoué, organisé et travailleur. Il est désavoué par des indicateurs réducteurs et un management qui manque de courage. Alors à quoi servent de tels objectifs ?
3 – La satisfaction client est mesurée sur des critères dits objectifs : durée de l’intervention, écart de temps entre 2 maintenances. Sauf que ces critères cachent des dérives abandonnées sur l’autel de la productivité simpliste. La productivité doit-elle être réduite à des chiffres ?
A mon avis, s’il convient de mettre en place objectifs et indicateurs (et c’est une partie significative du métier que j’exerce avec mes clients), il est essentiel de garder esprit critique et distance sur ces outils. Se conformer au renseignement aveugle et désincarné de chiffres peut conduire aux pires dérives. L’intelligence rationnelle et émotionnelle doivent reprendre le dessus. Il ne sert à rien d’argumenter sur des chiffres avec un collaborateur découragé, alors qu’il constate sur le terrain que les outils de mesure encouragent les comportements déviants. Ne parlons pas des clients qui ont un point de vue probablement assez différent que ce que les tableaux de bord du fournisseur indiquent.
Encore faut-il que le management perçoive son rôle comme moteur du changement, et monte à l’assaut des inepties du machin, avec diplomatie et fermeté…
Voyez-vous d’autres enseignements à tirer ?
Crédit photo : cfd
Bonjour,
Votre article est très intéressant et pointe les points faibles de la course à la productivité (sans avoir besoin de manipuler les données) et bien sur les dérives qui peuvent en découler.
La mesure de la productivité amène souvent à ne tenir compte que d’indicateurs donnant une vision partielle de la performance. Ils ne sont pas recoupés avec d’autres indicateurs permettant ainsi le contrôle de leur cohérence. Dans le genre, les centres d’appels obtiennent la palme d’or. Les entreprises qui sous-traitent leur activité Centre Clients ont l’illusion de ne pas payer très cher le coût unitaire à l’appel mais ne voient pas que le même client appelle en moyenne quatre fois pour le même problème.
Dans le cas cité la mesure du temps d’intervention pourra, par exemple, être recoupée avec le nombre d’interventions pour le même problème et l’indicateur de satisfaction client (sondé après un certain temps). Certaines entreprises évaluent leur personnel, en plus des indicateurs de productivité, sur les mesures de satisfaction clients. Une importante part (jusqu’à 30%) du salaire variable est indexée sur ces mesures.
Cela ne permet pas d’arrêter les petits malins qui trouvent toujours comment déjouer le système, par contre limitera la généralisation de comportements déviants.
Commentaire très juste… Les indicateurs ne permettront jamais de tout détecter, les “petits malins” seront toujours là pour mettre “le système” à l’épreuve.
C’est pour cela que le manager doit développer d’autres qualités que celles reliées à la rationalité, à la logique, à la supposée objectivité. L’écoute véritable, le coeur, l’intuition, la curiosité culturelle, historique, philosophique, sont de celles là…
Quelle serait la force du manager conscient des petits malhonnêtes mais qui subit une telle pression que son objectif à lui va finalement être de remplir ses objectifs qui viennent d’en haut plutôt que de manager et revoir les critères d’évaluation destinés aux subordonnées puisque “ça marche” ? Mal, mais ça marche…
Dans certaines grandes entreprises ça fonctionne ainsi, quitte à casser les bonnes volontés comme Joseph.