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On peut se demander quel est le rapport entre la récupération de points au permis de conduire et l’intelligence collective… J’écris cet article en sortant de 2 jours de sensibilisation à la sécurité routière pour récupérer 4 points. Je suis arrivé dans une zone dangereuse de capital point qui pourrait me faire perdre mon permis. Il était temps d’en récupérer. Sans permis de conduire, comment faire mon travail, comment vivre quand on habite un village ?
Arrivé dans la salle de formation, je suis bougon. Je suspecte que je vais subir 2 jours de transparents (mes à-priori) montrant les conséquences des accidents, des images impressionnantes, des catastrophes, du sang et des larmes. Donc je suis bougon, j’ai préparé une liste de personnes à contacter sur mon téléphone, je tape quelques SMS en écoutant distraitement les premières consignes administratives, en signant machinalement les documents qu’on me présente. Je suis bien déterminé à être présent/absent.
Les 2 animatrices – que j’appellerai Marie et Sonia – souriantes, continuent leur introduction que j’écoute d’une oreille. Je suis interpellé gentiment car je suis toujours sur mon téléphone. Puisqu’on rentre dans le cœur du sujet et que je trouve l’introduction plutôt astucieuse, je commence à me dérider. J’écoute, l’esprit toujours un peu fermé. Aucun transparent, aucun message culpabilisant, quelques règles du jeu, quelques réflexions du style “on imagine bien que vous n’êtes pas venus de gaieté de cœur, que vous aimeriez être ailleurs”… Après quelques idées générales, les animatrices lancent un tour de table avec comme thème “quel genre de conducteur êtes-vous ? quelle est votre relation, à la voiture, à la vitesse, au téléphone, au clignotant, aux distances de sécurité, à l’alcool, aux stupéfiants…”
Comme souvent, je prends spontanément la parole en premier et j’assomme un peu tout le monde :
“Pour commencer, je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée à 11 ans. J’étais pensionnaire. Un matin, mes parents sont venus me chercher car l’un de mes frères ainés avait été tué dans un accident de la route. Cet évènement m’a traumatisé pour toute ma vie. Je suis un conducteur prudent, pourtant il me reste 4 points…” J’enchaine sur mes soucis d’inattention au volant qui ont comme conséquence le grignotage de mon capital point. L’un des participants me dira le lendemain que mon introduction l’a touché et en même temps énervé car il a pensé qu’on allait passer 2 jours plombés ! Cet article n’est pas un propos sur les dangers de la route mais bien sur l’incidence de méthodes d’intelligence collective sur la sensibilisation, l’appropriation, la prise de conscience.
Nous sommes 10 participants, 9 hommes et 1 femme (tiens, tiens, 9 hommes sur 10), que je vais nommer pour rendre la lecture plus facile (les prénoms sont d’emprunt) :
- Jacqueline, commerciale, qui ne dit pratiquement pas un mot pendant 2 jours
- Jaques et Robert, 2 chauffeurs routiers en fin de carrière, actifs pendant le stage
- Jean, le commercial dynamique, joyeux, la belle Audi coupée, dans la quarantaine, très présent aussi
Tous les autres sont plutôt jeunes…
- Youssef, apprenti boucher, jeune conducteur, tout le temps là pendant le séminaire
- Charlie, chauffeur-livreur, qui questionne tout alors qu’il participe à son 7ème stage
- Carl, Sébastien, Cédric, apprentis ou en recherche d’emploi, plutôt silencieux
Rapidement, les enjeux du rapport à la route de chacun se clarifient : le plaisir de la vitesse, l’excès de sévérité des règles, la peur du gendarme, les contraintes professionnelles voire les pressions excessives de certains patrons, les positions rebelles (ex : je ne mets pas ma ceinture), les motivations perverses de l’état qui ne cherche qu’à récupérer de l’argent, etc…
Jacques le routier est le rigolo de service. Bientôt à la retraite, il raconte avec beaucoup d’humour plein d’anecdotes. Il semble ne pas répondre aux questions. Il digresse. Il devient la mascotte du groupe. Charlie, d’abord sur la réserve, se dévoile peu à peu : c’est son 7ème stage parce qu’il fait une gestion précise de ses points permis. Il optimise, rationalise beaucoup les arguments, cherche les failles dans toutes les réglementations pour les contourner. Jean le commercial, revient inlassablement sur les arrières-pensées financières : “tout ça c’est pour remplir les poches de l’état” – l’argument finit tellement par m’agacer que je me mettrai en colère sur ce point le 2ème jour. Youssef a l’esprit à l’ouverture : s’il reconnait qu’il adore la vitesse, il s’approprie bon nombre de remarques – même si on comprend bien qu’il est accro à son adrénaline des km/heure dans la grosse voiture de son frère. Le débat du tour de table dure toute la matinée !
Marie et Sonia, les animatrices, prennent des notes, relancent par le questionnement, ne portent pas de jugement, n’apportent que peu de contenu. Je suis étonné (et intérieurement satisfait) de voir la méthode employée. Elles avaient annoncé en introduction qu’elles n’étaient pas partisanes du défilé de transparents pour impressionner. Mon point de vue sur l’utilisation des transparents, je l’ai évoqué dans l’article 12 points clés pour réussir votre présentation… En définitive, Marie et Sonia utilisent des méthodes qu’on peut qualifier d’intelligence collective :
- elles partent vraiment du matériau présent dans la salle (l’expérience, les représentations, les connaissances, les croyances des participants)…
- elles utilisent le questionnement pour pousser chacun à la réflexion…
- elles varient les activités, passant du débat à l’exercice individuel, de l’apport théorique au travail de groupe, de l’exemple concret en vidéo à la mise en situation symbolique…
- elles donnent les règles du jeu avant chaque exercice, sans en évoquer le contenu ni l’objectif…
2 jours de débat, 2 jours d’échange, 2 jours de faits concrets : en 1972, 18 000 morts sur les routes en France, en 2013 un peu plus de 3000 alors que le trafic routier a explosé. Peut-on attribuer cela à tous les efforts accomplis en matière de sécurité routière ?
Alors pourquoi je fais le lien entre la récupération de points et l’intelligence collective ?
Lors d’une pause, j’interroge Sébastien l’un des 3 jeunes, plutôt silencieux : “que penses-tu de ce stage ?” Au delà des points à récupérer, il se montre plutôt atteint par ce qui se passe. Il affirme une belle détermination de vie – jeune boucher en CDI, il a le projet de partir travailler dans une ile des Caraïbes. C’est chouette et positif. Même s’il participe peu, je ressens dans ses propos qu’il est sensibilisé. Jean que j’ai un peu bousculé par sa rengaine sur “tout ça c’est pour remplir les caisses de l’état”, reformule peu à peu sa compréhension des dangers. Youssef participe activement et joyeusement à tout, il est dans l’appropriation. Charlie, le champion des stages, intervient énormément, il questionne, il remet en cause, montre son désaccord par rapport aux résultats d’études statistiques en exprimant son expérience personnelle. Son intelligence rationnelle fonctionne à plein, on ressent une certaine inclination à évoluer dans ses avis tranchés. Jacques le routier, donne tous les trucs et astuces pour contourner la loi, dévoilant peu à peu qu’il fait cela pour répondre aux objectifs de ses patrons. Son compagnon de métier Robert glissera avec son langage dans les débats, qu’il comprend qu’il se met en risque pour servir des intérêts qui le ne respectent pas. Jacqueline exprime par ses regards, on dirait qu’elle apprécie les débats…
Je suis convaincu que la méthode choisie par Marie et Sonia, très complices, a atteint davantage l’objectif qu’une méthode plus traditionnelle s’articulant autour du transfert pur et simple de connaissances : “j’anime, je sais, écoute, regarde tous mes beaux supports et mes informations prouvées”.
Quand j’anime un séminaire, j’aime à dire “tout est dans la salle“. Le rôle de l’animateur est alors de faire en sorte que ce qui est là soit révélé par ceux qui sont là. L’effet appropriation arrive parce que chacun participe, questionne, répond aux débats, voire se met en colère. L’injection parcimonieuse de contenu renforce la pertinence et reste nécessaire – bien entendu.
C’est Heny Truman je crois, qui disait : “si vous ne pouvez les convaincre, semez le trouble dans leurs esprits“. Dans l’ensemble des croyances et représentations des 10 participants, comment imaginer qu’un stage “traditionnel” fasse avancer le schmilblick ? Campé sur sa position, chacun aurait reçu la “bonne parole” en observateur, en critique intérieure, ou en critiques acerbes. Avec la voiture, on touche à la sensibilité sur la liberté individuelle, sujet qui a été abordé par maints angles. En utilisant une méthode d’intelligence collective, je suis convaincu que la sensibilisation a été bien supérieure, y compris pour les “silencieux” qui avaient le regard alerte,. A titre personnel, j’ai décidé 2 modifications dans ma conduite : ma relation au téléphone et à la limitation de vitesse. J’en ai parlé aux enfants en les amenant à l’école.
J’étais bougon au début du stage. Aujourd’hui, j’écris cet article. L’utilisation de méthodes participatives m’ont sorti de ma bougonnerie. Je me suis impliqué, j’ai influencé, j’ai été influencé. Tout le monde s’est quitté avec le sourire. Affaire de méthode d’animation, possible même sur ce sujet citoyen, qui risque de faire sortir chacun de ses gonds, les positions radicales étant tellement fortes sur ce sujet.
Si le concept de management date de l’arrivée de l’ère industrielle au 19ème siècle, il reste un grand chantier de bouleversement des méthodes d’animation. C’est possible, on vient de le voir, même dans des secteurs aussi inattendus que celui de la récupération de points…
Je dédis cet article à Marie et Sonia qui ont eu la patience de se confronter à ce groupe (parmi pleins d’autres j’imagine), et leur astuce d’utiliser des méthodes d’intelligence collective…
N’hésitez pas à apporter vos commentaires ci-dessous…
Je dois dire que je trouve votre article très intéressant et je souhaiterai pouvoir vous contacter.
Sam
As-tu envoyé le lien vers cet article aux deux animatrices ?
Je n’avais malheureusement pas leurs coordonnées…