C’est une ritournelle connue : pourquoi faire de la prévention ? Comment éduquer à cette étrange idée qui consiste à investir de l’argent alors qu’il n’y a pas de problème (visible), juste un risque ?
Je rentre chez mon ostéopathe. Elle me demande : « pourquoi venez-vous me voir » (sous-entendu « vous avez cassé quoi dans le système »). Je lui réponds : « rien de particulier. J’ai quelques douleurs ici et là, le cou, les chevilles, mais aucun traumatisme récent, des insomnies aléatoires, des acouphènes. Bref, je vais globalement bien, avec de petits dérangements sans grandes conséquences ».
La séance se prépare et je lui demande : « avez-vous beaucoup de clients qui viennent faire de la prévention ». Tout de go, elle me répond « très peu, très très peu, 5%… » puis elle se reprend « non, plutôt 2% ». Suis-je l’idiot du village ? Est-ce que je dépense bêtement mon argent à consulter sans raison ?
Du risque, il y en a partout
Il me revient l’un des gros projets que j’ai dirigé : le célèbre et oublié bogue de l’an 2000. Tous ceux qui étaient loin du sujet ont pensé que c’était une supercherie. Tous ceux qui travaillaient dans le projet voyaient l’ampleur du risque : ces machines qui indiquaient « ERR » quand on avançait l’horloge électronique au 31 décembre 1999, 23h59 et qu’on attendait 1 minute… Il nous saute en mémoire ce fameux Titanic, réputé insubmersible, qui avait un nombre insuffisant de canaux de sauvetage pour accueillir tous les passagers et membres d’équipage. Je repense à ce carrefour, à la visibilité douteuse sur une route de Vendée, où le 1er janvier 1974, mes 2 soeurs découvrirent le plaisir de voler dans les airs quand une voiture les percuta. Blessées sans grande gravité, cela n’engagea pas de changements dans le dit carrefour. Quelque temps plus tard, il y eut quelques morts au même endroit. Alors la municipalité bâtit un rond-point.
Pourquoi faire de la prévention ? Pour économiser de l’argent, des vies, des catastrophes…
Oui mais, car il y a un big « mais ». Comment amener les décideurs, les leaders, ainsi que nous-mêmes à sortir le portefeuille pour envoyer de l’argent qui semble partir en fumée. Si je n’ai pas mal, pourquoi devrais-je payer maintenant ? Si je n’ai pas dépassé le seuil de douleur qui me pousse à l’action, à quoi sert de m’inquiéter d’un avenir funeste ?
Pourtant, si je reprends les exemples sus-évoqués…
- en demandant à mon ostéopathe de remettre quelques-uns de mes os en place, d’assouplir ces tensions palpables au toucher (même sans être expert), combien j’économise en douleurs, dépenses, adaptations de ma vie, renoncement à des activités que j’aime, poids sur la société ?
- dans le bogue de l’an 2000, l’impact était incalculable… dans le 23ème comité de pilotage qui clôturait l’histoire de ce projet, j’avais fait la liste de tous les incidents qui seraient survenus sans l’intervention de mon équipe de 20 ingénieurs + tous les relais (des centaines de personnes) qui avaient travaillé dans les projets de test et modifications des hardware et software. J’avais expliqué les impacts techniques et les conséquences probables en perte d’image de marque. Puis, ingénument, j’avais demandé aux membres du comité de pilotage : « à combien évaluez-vous, en pourcentage de perte de chiffre d’affaires, l’impact si nous n’avions rien fait ? » Ils avaient évalué l’impact à 5 à 10% du chiffre d’affaires (même si en mon fors intérieur, j’imaginais un chiffre plus élevé). Cela représentait 25 à 50M€, pour un projet où j’avais « dépensé » 5M€. Joli ROI, non ?
- pour le Titanic, je n’en rajouterai pas, l’immense littérature et créations cinématographiques ont largement développé le sujet… simplement, il me semble que cet accident a confirmé, entre autres, la nécessité réglementaire d’avoir le nombre adéquat de canots de sauvetage sur tous les bateaux…
- enfin, dans le cas de l’accident de la route, je voudrais souligner le dilemme dans lequel sont coincés ceux qui nous gouvernent. Pour investir dans la prévention, faut-il systématiquement jouer sur l’émotion suscitée par la catastrophe… qui a déjà coûté fort cher !
Comment sensibiliser pour faire de la prévention ?
Dans mon métier de Jedi, j’entends souvent des phrases du type « je sais que je devrais (1) transformer l’organisation ou (2) prendre un coach ou (3) virer Jojo ou (4) changer de job ou (5) développer la prospection ou (6) aller négocier avec mon boss ou (7) sortir de mon triangle infernal MAIS… et c’est là que les objections surgissent.
Principales objections :
- je n’ai pas le temps
- je n’ai pas l’argent
- j’ai mes peurs
Ces objections sont toutes réfutables : le temps est un choix, n’est-il pas ? Bien sur, choisir son temps demande courage, organisation, clarté.
L’argent ? Dans 99% des cas, fausse excuse : récemment, un prospect me disait « je n’ai pas d’argent » puis quelques instants plus tard « je vais essayer blablabla, et si ça ne marche pas, je reviens vers toi et je trouverai le financement ». Je n’ai pas souhaité insister sur l’incohérence. J’ai évoqué ma décision de prendre un coach, un jour en profondes difficultés de chiffre d’affaires, décision qui m’a donné un grand coup de pied en bas du dos et m’a relancé vers l’avant, après avoir dépassé la douleur du paiement…
Enfin, les peurs devraient justement pousser à l’action. Les 3 réactions connues face au lion qui nous fonce dessus (ça ne vous est jamais arrivé, que la vie est terne…) :
- la fuite => il me rattrape et me mange
- rester figé => trop content de l’aubaine, il me mange
- passer à l’action, la ruse, la lutte => j’ai une chance de m’en sortir
La question est « mais comment diable en suis-je arrivé à me trouver en face d’un lion affamé ? » Eut-il été utile de faire de la prévention dans mon plan ? Comment aurais-je pu éviter cette situation : en restant immobile, en ne changeant rien, en réfléchissant seul, en fermant les yeux, en n’écoutant pas ma petite voix qui hurle, en jetant du bureau ces rapports qui signalent le danger ?
Quand nos gouvernements se débattent pour expliquer et imposer des mesures de prévention en pleine pandémie, quand je lis nombre de bêtises et de méchancetés que ces explications et mesures déclenchent sur les réseaux sociaux, je rumine que faire de la prévention est un chantier gigantesque et sans fin, d’éducation, de règles, de lois…
Tant et tant de questions sur la prévention
C’est aussi une question qui s’adresse à chacun d’entre nous : comment je dépense j’investis mon argent ? Pourquoi suis-je capable d’envoyer en fumée des sommes astronomiques et tant de temps dans des futilités, des nourritures qui détruisent ma santé, des relations toxiques qui maltraitent mon être, des courses éperdues à des rentabilités qui mettent à mal le bien commun ?
Comment intervertir le raisonnement pour passer d’une pensée et action correctives à une pensée et action préventives ? Pourquoi attend-on d’avoir si mal pour agir ? Comment se fait-il que l’expérience des autres nous serve si peu pour nous engager dans une direction nouvelle ?
Ou se trouve le courage de contrer les absurdités du café du commerce, cet ultracrépidarianisme probablement devenu le flux principal de nos réseaux sociaux ? Faut-il, en l’occurence, s’éloigner de ces réseaux pour conserver quelque lueur de lucidité ? Combien de temps passons-nous, dans nos équipes, à travailler la prévention, brainstormer l’analyse de risques ?
Comment pouvons-nous dresser quelques remparts pour que nos enfants ne tombent pas dans le sucre excessif, le sel excessif, les jeux guerriers sans interruptions, et ne créent pas ces synapses qui préparent des lendemains de raisonnements courts, aux conséquences mortifères ?
Le débat sous cet article est grand ouvert…
Petit clin d’oeil à Annabelle qui m’a inspiré cet article
Je partage tout-à-fait ton point de vue Laurent!
Pour la petite histoire, j’ai été confrontée à cela de façon un peu naïve en début de crise lorsque j’ai sollicité les fameuses « aides de l’Etat » (BPI et compagnie)afin d’anticiper, préparer un « rebond » et faire de la prévention donc. Sauf que je ne rentrais dans aucun de ces dispositifs à part le report des charges. Même le prêt appelé « prêt rebond » n’était pas prévu pour prévenir ni anticiper la suite. le Report des charges m’a paru encore moins préventif que le reste et si j’étais entrée dans ce système de pensée, je pense que je serais en train de regarder mon entreprise lentement s’éteindre! C’est là que j’ai compris que la notion de prévention et d’anticipation sereine des changements n’étaient pas forcément une évidence pour tous. Mais ce constat et surtout cette note de naïveté découverte m’ont permis de renforcer ma confiance et tenir une gestion de l’entreprise comme je l’entends (on est d’accord… Je mise sur le fait d’avoir raison et je suis ici heureuse de lire que je ne suis pas seule à voir les choses sous un autre angle!) En espérant que la crise ne soit pas plus forte que mes prises de conscience!