Une colère pour gagner un projet
Je rentre en salle de réunion. Nous sommes fin octobre 1998. Depuis 1 mois, on m’a passé la patate chaude de régler le fameux bogue de l’an 2000. Devant moi, une douzaine de top managers que j’ai réussi à réunir pour la 3ème ou 4ème fois en comité de pilotage. Je viens de faire un tour du monde de Singapour aux Etats-Unis en passant par les grands sites européens de l’entreprise. Je présente mon plan, préparé avec mes 3 recrues. La plupart des participants m’écoutent distraitement, l’un des participants me sert des “y a qu’à, faut qu’on”.
D’un seul coup, la pression monte. J’éclate en colère devant ces grands chefs à plumes (100% d’hommes). Je me mets à crier : “Vous ne vous rendez pas compte ! Moi je viens de faire le tour du monde. Je suis crevé. Si vous ne comprenez pas que vous devez m’aider, je ne sais plus comment faire avec mes 3 collaborateurs. Démerdez-vous.”
Là dessus, je jette mon rapport sur la table… et je rentre chez moi. En chemin, je me dis : “soit j’ai perdu mon job, soit j’ai gagné mon projet”. C’est la 2ème hypothèse qui s’avère juste. A part le casse-bonbons de service, tous les participants à la réunion me font signe dans les heures qui suivent. Ils ont même préparé un plan d’actions après mon départ, que l’un d’entre eux me remet en me demandant s’il est pertinent :-).
Ma colère me fait gagner ce projet à risques. Quelques semaines plus tard, nous serons une équipe de 20 personnes et nous coordonnerons un projet passionnant, dont l’arrêt et le redémarrage simultanés de 14 usines (évènement unique dans l’histoire de l’entreprise).
Y avait-il un autre moyen de gagner ce projet ? Peut-être mais là n’est pas la question. L’émotion de la colère était là, submergeant mes digues. Etait-il possible de la contenir ? Peut-être mais à quel prix : celui de conséquences sur ma santé et/ou celui de conséquences graves sur l’avancement du projet ?
En haut de la pyramide, émotions et leaders divorcent
Dans cet article, les émotions, nouvel atout du manager, il est singulier de lire que “Ceux qui sont très haut dans la pyramide ont tendance à perdre en capacité de déchiffrer les émotions”. Plus on s’élève, plus on apprendrait à se débarasser (apparemment) de ses émotions. Les émotions ne sont-elles pas ce qui fait de nous des humains ? Ce qu’on appelle l’intelligence émotionnelle, est-ce un ensemble de techniques pour masquer cette caractéristique que nous partageons avec les animaux ?
Si les dirigeants et politiciens se reliaient davantage à leurs émotions, y aurait-il autant de massacres, de mauvaises décisions, de dégâts ? Si chacun acceptait cette fragilité (à ne pas confondre avec de la faiblesse) que nous partageons comme être vivant, cette relation à ce qui nous entoure (la nature, la vie, les inégalités), prendrions nous cette direction qui tue la biodiversité, dégrade le climat, développe l’exclusion ?
Sans émotions, les leaders nous emmènent-ils à la catastrophe ?
Les émotions existent, c’est un fait scientifique. Pas de débat là-dessus. Alors pourquoi les nier et ne pas s’en servir comme des indicateurs essentiels pour la prise de décision. Quand j’évoque le leadership responsable, je tente d’éveiller à la prise en compte de toute la dimension humaine de la décision. Dans cette vidéo sur la prise de décision, je suggère de consulter les ancètres (la sagesse) et les lointaines prochaines générations (dimension durable) pour trancher.
Comment réconcilier émotions et leaders ?
Les émotions sont là, pourquoi les nier ? Les hommes (au masculin) décident dans une grande majorité des organisations de la planète. Dans la plupart des civilisations, on leur apprend à ne pas tenir compte de leurs émotions. Quand aux femmes qui dirigent, ne sont-elles pas trop nombreuses à vouloir imiter les hommes ? Mais que faire des émotions si on accepte de les laisser venir au milieu de notre environnement professionnel ?
Je suggère…
- de les connaitre (lire à ce sujet est toujours utile – émotion sur wikipedia)
- de les repérer quand elles arrivent (les indicateurs corporels ne manquent pas)
- de les traverser telles qu’elles sont (les refouler ne présente-t-il pas des dangers pour soi et pour la qualité de livraison du projet en cours ?)
- de les assumer devant parfois des interlocuteurs médusés (mais les émotions ne traduisent-elles pas une vérité profonde que les autres ressentent comme juste ?)
- de s’en servir pour rebondir plus haut (les émotions traversées ne nous donnent-elles pas des forces étonnantes qui permettent de braver de nouveaux dangers ?)
Les émotions, une affaire de survie ?
Comment l’humanité va-t-elle se sortir de ce TGV lancé à fond contre un mur que tout le monde voit ? Avec les recettes habituelles de ces gros matous qui tordent les bras et bombent le torse depuis des millénaires ? Y a-t-il une chance que l’intelligence associée aux émotions authentiques donnent une place à des décisions durables et responsables ? Que provoquent en vous les images des catastrophes humanitaires, des dégâts de la biodiversité, de la maltraitance des femmes et des minorités, de la condition animale, de la dégradation du climat, des burn-out ? Rien ? Aucune émotions ? Circulez, il n’y a rien à voir !
Personnellement, j’en pleure souvent, à chaudes larmes, moi un homme entré dans l’automne de son âge. Ce ne sont pas des pleurs qui sonnent le découragement. Au contraire ! Cette émotion continue de me stimuler à éveiller le leadership responsable autour de moi, autant que mes petits bras me le permettent. Quitte à déranger l’establishment et les idées reçues.
C’est ma mission.
Pour aller plus loin, vous pouvez aussi lire cet excellent article sur être un vrai leader au 21ème siècle selon le Dalaï Lama.
Pour aller plus loin sur les émotions de la peur, la tristesse, la colère et la joie, voici un cycle d’articles qui commence par “écoute ton Petit Prince“.
Avez-vous envie de commenter ? Selon vous, sans émotions, les leaders nous emmènent-ils à la catastrophe ?
OK pour la connaissance, la gestion et l’expression des émotions. Mais, elles ne sont pas si oubliées de notre modernité : les médias s’en servent abondamment, les politiques jouent sur les émotions pour faire passer leurs messages… et les images qui dominent les axes de la contemporanéité les encourage.
– Ce qui importe, semble-t-il, c’est de faire passer les émotions dans le langage, et donc au plan de la raison, et de dialoguer avec elles… Pas de les laisser dominer (Hitler, Mussolini, etc.). Pascal parlait de “la folle du logis”. Vos 5 actions proposées sont effectivement une humanisation des émotions (et des sensations).
– Cela dit, la rationalité pure et idéale est également dangereuse (voir Robespierre avec son culte de la Raison qui a débouché sur la Terreur).
… Un peu de dialectique est utile : d’ailleurs, ma conviction est que la dialectique est supérieure à la logique et aux affects. Le va-et-vient de la représentation et du ressenti à la parole…
Hello Nick, le propos n’est pas de souligner que les “émotions seraient oubliées de notre modernité”. Elles sont apparemment exclues du champ de conscience de beaucoup de leaders. S’ils utilisent les émotions des autres pour leur marketing ou d’éventuelles manipulations, beaucoup oublient de consulter leurs propres émotions pour prendre des décisions sages et durables.
Les émotions enfouies voire refoulées de nos leaders ne les éloignent-ils pas de la nécessaire humanité pour diriger ? Ne résolvent-ils pas les enjeux avec des alternatives alors qu’il y a une vraie diversité d’options possibles ?
NB : c’est toi qui m’a appris cette différence entre les alternatives (0 ou 1) et les options (grande diversité de possibles)
Merci du riche commentaire 🙂
La question pourrait être de se demander comment les émotions contribuent à l’économie cognitive. Il est sans doute plausible de dire que les émotions et les valeurs entretiennent une relation étroite.
Votre exemple indique que les émotions jouent un rôle essentiel dans la prise de décision, la perception, l’apprentissage et plus – ainsi, elles influencent les mécanismes de la pensée rationnelle.”
Toutefois, ce qui importe est de discuter de manière détaillée comment les émotions s’acquittent de cette fonction cognitive.
Une façon d’entrer en dialectique !
Bonjour Garance,
cette influence des émotions sur les fonctions cognitives doit surement faire partie d’études scientifiques très savantes… Ce que je crois, c’est qu’un leader qui accepte davantage d’écouter ses émotions peut davantage se relier aux impacts (au sens large) de ses décisions, et pas seulement aux résultats court terme ou à un seul angle de résultats (économiques par exemple).
Si je ressens les conséquences pour mes petits-enfants (pas un concept de descendants, mes petits-enfants à moi) de mes décisions, si je ressens la souffrance de ceux que je laisse derrière un mur, si je ressens vraiment les effets de la déforestation des forêts primaires et des peuples qui y survivent, etc… je vais peut-être tenter autre chose en tant que leader. Il s’agit de proposer de sortir de l’analyse “rationnelle” supposée être juste et objective (tu parles !), pour changer totalement de paradigme dans le processus de décision.
Merci pour la dialectique 🙂